Dubstep sub-aquatique

Ad Noiseam, ce label allemand (comme s’il eut fallu confirmer l’importance pour l’électro de la scène berlinoise…) au doux nom, fêtait ses dix ans mercredi dernier au Batofar. Ad Noiseam, que, j’avoue mon incultance (l’immenserie en dépasse l’entendure, c’est entendu), je ne connaissais point, est donc le label, entre autres, d’Igorrr, et d’autres joyeusetés comme Bong-Ra (tout est dit), Broken Note, Detritus, Exillon… Il va sans dire que je me suis jeté sur le Batofar comme la peste sur le pauvre monde, surtout pour Igorrr, ne connaissant pas les autres artistes (Raoul Sinier de 00h15 à 1h15, Igorrr jusqu’à 2h15, Matta jusqu’à 3h15, Balkansky& Loop Stepwalker jusqu’à 4h15, Niveau Zéro jusqu’à 5h15, Nicolas Chevreux jusqu’à 6h15).

Bon, il faut préciser ici que le Batofar tient sa réputation de salle-branchée-de-l’underground-parisien, et peut-être même en joue-t-il un peu trop… Arrivé sur les lieux à minuit moins le quart, histoire d’être « un peu en avance » (aha.), je me retrouve face à une file de joyeux lurons d’une diversité vestimentaire étonnante mais emplis d’une même envie primale qu’on pourrait aisément traduire par « RRaaaahh du breakcooore ». On ne sait pas trop ce qui se passe, parait-il qu’une autre soirée nous précède, qu’on attend que les gens sortent… Après avoir réprimé courageusement  6 fois l’envie de me barrer fissa pendant deux heures dehors, quelques échauffourées entre les vigiles et un punk et une fouille régulière, j’accède enfin à la passerelle rouge. La billetterie est moyennement bien organisée, ce qui explique l’entrée au compte-goutte et qui rend d’autant plus frustrantes les 2 minutes 47 secondes d’Igorrr loupées mais entendue lors de l’achat du billet. Même pas un coup d’œil au bar, je me rue dans les escaliers qui mènent aux tréfonds du bateau, Igorrr a déjà bien entamé son set, sous les LEDs du plafond bas. Tant pis pour Raoul Sinier, je vous laisse vous faire votre avis.

Où l’on est tout de même satisfait d’avoir attendu deux heures

Igorrr

Visuellement, l’ambiance est au futuro-industrialo-post-apocalyptique (traduisez vous-même), sculptures avec les vieilles pièces d’acier du bateau, aquarium improbable, les fameuses LEDs, les recoins, la magnifique carte des boissons (on comprend les prix maintenant, faut rembourser le designer). Sur le côté de la salle, deux écrans passent en boucle des clips des artistes d’Ad Noiseam : animés cheaps, bimbos et gros guns ou bordel épileptique indescriptible, c’est selon. Pendant que je contemple l’endroit, et essaie vaguement de comprendre comment on fait entrer autant de monde dans un si petit bateau, Igorrr déroule, implacable. Si à force d’écoutes, ses albums laissent transparaître une organisation millimétrée et une cohérence, une unité (au moins à l’échelle de la piste), en live, le magicien prend un malin plaisir à tout mélanger. A peine reconnait-on un morceau qu’il passe, grâce à une transition brutale, à un autre. On a beau connaître ses morceaux, leurs moindres recoins, Igorrr nous surprend encore en hachant menu et touillant ses créations dans sa platine-marmite devant le public un peu surpris, mais qui en redemande. D’un point de vue scénique, la prestation du bonhomme se limite à souligner les passages « core » (dirons-nous) d’une face torturée et d’un doigt vengeur pointé vers le ciel et asséné en rythme (souvent parkinsonien), lui donnant une image de prédicateur (ajoutons à cela ces décidément délicieuses LEDs, vous avez l’explication du « post-apocalyptique » sus-nommé). Effet garanti. Avec Igorrr, pas de final grandiose, pas de rappel, pas de jeu, ça s’arrête comme ça commence, brutalement. Point. Seule petite fantaisie, la version complète des 12 secondes de country rodéo barrée de la fin de « Tendon » (sur l’album « Nostril »), on sent qu’il en est fier. Ovation. Je me permettrai tout de même une petite observation scientifique : étant donné la gentillesse du garçon lorsqu’il n’est pas aux platines, mon avis est qu’il est deux dans sa tête. Au moins.

Où l’on s’aperçoit qu’Ad Noiseam, ça n’est pas qu’Igorrr

Pas le temps de comprendre dans quel état nous laisse Igorrr que le duo britannique Matta s’installe. L’ambiance change radicalement, on oublie les beats acerbes et les rythmes endiablés du Baroquecore pour sombrer dans un dubstep efficace. Les rythmes sont bien connus, souvent identiques et le procédé reste le même chez la majorité des amateurs de dubstep et gorestep. Rythmes plutôt lents (généralement 120-140 bpm), les wobble bass habituels et la petite phrase de quelques notes répétés inlassablement et distordus à souhait, beat steppé et répétitif, rarement breaké. La recette est connue, tout se joue sur les épices. Je ne le sais pas encore, mais Igorrr fait figure d’extraterrestre avec sa musique surbreakée dans cette soirée dominée par le dubstep/gorestep. Chez Matta, la spécificité se fait sur l’ajout de petites nuances empruntées à la drum’n’bass, comme quelques petits samples d’ambiance qui introduisent souvent les morceaux des djs comme Chase And Status ou High Contrast, ou l’intervention d’un MC. Quelques petites fantaisies, comme des voies lointaines aigües, ou des violons à peine perceptibles, qui sont minimes, mais qui enrobent leur dubstep d’une légère couche de vernis rendant la chose artificiellement un peu plus solennelle. Le duo est très efficace, la musique passe très bien sur scène, on en arrive presque à oublier l’acoustique un peu pauvre du bateau. Mais leur enrobage me gêne et m’empêche d’apprécier pleinement.

Où l’on met des petits diamants crômeugnons sur de la musique de barbares

S’ensuit Balkansky vs. Loop Stepwalker. Les deux DJs sont bien énervés, on a pu les voir sauter partout pendant Matta, on sent qu’ils ont envie d’en découdre. Les deux se succèdent aux platines chacun leur tour en mode versus. Ça n’est pas spécialement impressionnant et leur musique est trop similaire pour que l’on puisse vraiment apprécier particulièrement l’un ou l’autre. La stratégie adoptée par Matta est ici poussée à son paroxysme. Le dubstep n’est déjà pas connu pour être une musique finaude, mais là, la réputation est à la hauteur de ce que j’entends. Rarement vu une musique répétitive aussi primale. Le côté gras et répétitif n’est pas forcément en cause, Matta l’était aussi bien, mais d’ici se dégage une impression de bestialité décadente gratuite. La cohérence pourrait se trouver là-dedans, si ce n’était les enrobages, encore une fois, complètement hors de propos, et les associations plus que douteuses. Pourquoi reprendre System of a Down quand on fait du dubstep ? Reprendre des morceaux hors de propos pour les assaisonner à la mode dubstep est le dada des Zed’s Dead, et ce n’est déjà pas toujours une franche réussite… Pourquoi commencer ses morceaux tout en solennité et avec des clochettes électroniques (c’est une expression, hein) pour tomber aussi sec dans un mitraillage de wahwah infrabassiques sans aucune finesse ? Autant écouter une AK-47 et un triangle. En ce qui me concerne, Balkansky vs Loop Stepwalker resteront donc au dubstep ce que High Contrast est à la Drum’n’Bass : la gentrification d’une musique underground.

Où l’on se fait finir par un vrai artiste du sacrifice de tympans

Niveau Zéro

4h15. Débarque sur scène une créature improbable du nom de Niveau Zero. M’étant légèrement mis en retrait (oui, oui, je sais) pour laisser passer la tempête Balkansky vs. Loop Stepwalker, je me rends compte en regardant par les hublots que le dancefloor du Batofar se situe au dessous du niveau de la Seine. Contrairement aux précédents, Niveau Zero déroule un dubstep dépourvu des petites parures précieuses qui siéent mal à la nature grasse et amère des wobble bass. Le résultat est corrosif, noir, il vous agresse sans prévenir, sans fioritures. Niveau Zero est brutal mais pas dépourvu de structure. Sa brutalité n’est aucunement gratuite. Elle distille un univers bien particulier, résolument sombre, et en est totalement crédibilisée. Les origines metalleuses de l’artiste sont bien perceptibles. Le dubstep de Niveau Zero est bien plus qu’une simple musique de soirée underground à déhanchements et headbangs furieux, c’est une musique pleine, qui raconte une histoire, qui créée autre chose que de la simple distraction. C’est une musique méchante, mais intelligemment faite, dont la bestialité apparente cache un design travaillé. J’oserai la comparaison avec l’ambiance que dégagent les albums d’High Tone. Si si. Peut-être n’est-ce d’ailleurs pas un hasard si Ben Sharpa est entendu sur « Law of the Universe »… ou si nous avons pu apprécier « Spank », du dernier album « Outback » d’High Tone, repris à la sauce dubstep… Ajoutons à cela les ondulations hypnotiques de la crinière du monsieur en chemise-cravate et les lents et délicieux roulis du bateau emmené par le fleuve secoué par le vent, la rapide pensée que nous sommes sous l’eau, l’ambiance est parfaite. Pour un peu, on se croirait presque à braver une tempête à coup de dubstep corrosif. Mais n’exagérons rien, le Batofar est et restera bien amarré au quai, la petite brise parisienne ne soulève que des vaguelettes sur le fleuve dompté.

Je quitte le bateau en feu au petit matin, repus et trop éreinté pour affronter le patron Nicolas Chevreux. Ad Noiseam a donc dix ans, et on l’a senti passer. Merci, pour votre lavage de cerveau et d’estomac. Maintenant, une petite sieste et un gros smecta s’imposent.

(A lire : la même soirée, vue par les Chroniques Electroniques)

Ehoarn

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